Une télé, des politiciens, un État (Jeux de trône 2.0)

Al Jazeera l’inédite

 C’est sur la plupart des conflits du monde arabe, de Kaboul au Caire qu’Al Jazeera, la chaîne d’information Quatari, s’est s’octroyée le monopole de l’information par sa présence inédite auprès des manifestants, des combattants et des populations jusqu’à constituer une réelle force au sein du jeu politique et diplomatique.

Ce qui lui donne premièrement une place à part entière dans le monde arabe, c’est qu’à la différence des autres chaînes qui sont pour leur part reconnue pour être sous contrôle nationale, elle ne souffre d’aucune censure et se donne l’aspect d’une totale indépendance, privilégiant le débat d’opinion. En effet, elle s’autorise tant la diffusion des communiqués d’Al Qaida que les prises de parole d’Israel, tout en se positionnant clairement du côté du Hamas palestinien. Pas de censure non plus sur la violence des images, elle diffuse sans problème les bains de sang des manifestations yéménites, les corps de combattants torturés, les combats violents. Autre particularité : sur le terrain, elle travaille étroitement avec les insurgés, réduisant ainsi la distance faite partout entre combattants et journalistes. Il arrive souvent que les vidéos diffusées proviennent de portables ou de petites caméras, filmées par des combattants ou manifestants. Même si elle produit elle-même du contenu, elle ne fait pourtant pas de différence de valeur entre ce qu’elle produit et ce qu’elle relaie. Lorsque les journalistes occidentaux fuient devant la dangerosité de la situation, Al Jazeera trouve toujours les moyens de rester que ce soit à travers ses propres journalistes ou en travaillant avec les gens sur place.

Critique envers les méthodes de l’armée américaine en Irak, la chaîne n’a pas succombée aux pressions occidentales quant aux demandes de modifications de sa ligne éditoriale, et ce, même si les américains sont considérés comme des alliés par le gouvernement Quatar. Il est possible que la chaîne sous ses airs d’indépendance soit un réel outil de pression diplomatique pour le gouvernement Quatari à travers le monde. En tout cas, de la Palestine à la Libye, elle joue un rôle de premier plan dans les affaires politiques et elle a été ce printemps dernier un véritable vecteur des soulèvements du Magreb au Moyen Orient.

 Al Jazeera en Libye

 Al Jazeera représente le soutien le plus engagé, le plus ferme et le plus important de la révolution libyenne. Elle a permi aux révolutionnaires de s’assurer de leur force à travers le pays en relayant quotidiennement les informations sur la libération de telle ou telle ville. C’est avec elle qu’on accède aux premières vidéos échappées des villes martyres. Seule chaîne à montrer les corps défaits des martyrs tués par Kadhafi, elle écrase ainsi tous les mensonges des télévisions officielles, ce qui lui gagnera d’être portée à l’honneur dans un slogan « Al jazeera, vous n’êtes pas discutable« . Même au plus fort du conflit, une parabole et de l’électricité suffit pour suivre la progression des combattants de la liberté.

Cette place d’honneur elle l’a gagné au sein d’un conflit sur-médiatisé. La présence exceptionnelle des journalistes occidentaux sur place, matérialise d’une certaine façon celle de l’Otan, le parti de l’occident. Les journalistes sont ainsi considérés et traités par les rebelles comme une réelle arme. Il n’y a qu’à voir l’effort et le business déployé pour leurs trajets, leurs logements, la création d’infrastructure et celle d’un poste spécial pour les journalistes au sein du CNT, qui au départ était considéré comme l’un des plus importants, celui de l’acheminement des armes ayant vite pris le dessus. Al Jazeera quant à elle n’est pas considérée comme une simple chaîne parmis les autres, aussi parce qu’elle s’imagine faire de l’info comme les rebelles partent au front. Ainsi en avril dernier, alors que Misrata est assiégée depuis plus de deux semaines, le seul journaliste présent est un type d’Al Jazeera qui laissera ensuite tout son matériel sur place, à disposition de la rébellion, et pas seulement des petites caméras ou ordinateurs mais un car régie complet avec tout l’attirail pour émettre en direct. Aussi, le premier type porté en martyr sur la place centrale de Benghasi, était un journaliste d’Al Jazeera tué dans une embuscade en mars. Les nombreuses infographies de la chaîne ne sont que la publicité de leur journalisme inédit. Voici la description de l’une d’entre elles : un cameraman au milieu des combats urbain se fait shouter par un sniper, il tombe au sol, sa caméra est de suite ramassée par un gars qui prend alors le relais, qui continue sa mission tel les combattants de Misrata qui pour aller se battre ramassaient l’arme de leurs camarades bléssés ou morts.

Lorsque la révolution semble tombée dans le piège de la guerre civile qu’elle n’a pas les moyens de soutenir, Al Jazeera et sa réputation montrent au monde la détresse du peuple, insistant sur la crédibilité politique des tewar au travers de leur CNT. A partir de ce moment, les images violentes des combats, les photos romantiques pondues par des free-lance de tous genres et le CNT seront les jouets avec lesquels la chaîne offrira le spectacle de la révolte à l’occident et aux peuples arabes. Depuis le mois d’avril, la rédaction est la véritable façade politique de la nouvelle Libye, le CNT n’étant visible qu’à travers elle. Même à Benghasi, la première chaîne de télévision créée dans la Libye liberée est composée, outre une poignée de journalistes échappée des vieilles télés kadhafistes, de la moitié des journalistes d’Al-Jazeera du pays. Ces derniers travaillant la moitié du temps pour leur chaîne, l’autre moitié pour la Libye du 17 février. Son influence éthique dans et au dehors de la Libye contaminera les lignes éditoriales de nombreux grands journaux, répandant une approche plus héroïque ou pathétique qu’analytique ou géopolitique. Son influence en matière d’information lui a certainement donné les moyens d’un rôle non négligeable dans l’échec des négociations et l’assaut précipité vers Syrte et Bani-Walid. Par exemple en annonçant tous les jours pendant plus de deux semaines l’arrêt de négociations toujours en cours avec ces villes.

Le drapeau quatari est un des plus portés par les tewar, plus que le drapeau français. Une chose cependant demeure étrange, qu’est-ce que le gouvernement quatari, qui n’a rien de progressiste pense de l’engagement très libéral de sa chaîne d’information ? Pourquoi a-t-il suivi son engagement en fournissant des armes à Benghasi dès la fin avril?

Si le gouvernement du Quatar a des intérêts dans la révolution lybienne et y met en place une stratégie, alors on ne pourra que penser que la chaîne d’information est une machine de guerre engagée à des fins politiques ou financières.

Les politiciens

 Avec la nécessité de s’attirer l’aide internationnale, les révolutionnaires ont du prouver leur docilité à un gouvernement. De nombreuses personnalités politiques ont profité de cet espace et pris un rôle nouveau.

 Mustaphat Abdujaleel est la plus connue de ces personnalités. Ancien directeur de tribunal sous Kadhafi, il a contre-signé la condamnation à mort des infirmières bulgares, c’est un homme du régime. Ici c’est un saint, un homme bon et désintéressé, en tout cas suffisamment peu habile pour paraître comme tel, ce n’est pas un politicien. Il a en effet du mal à placer ses amis. A la prise de Tripoli, si les noms des membres locaux du CNT n’avaient pas été révélés c’est parce que ceux qui ont été choisi ne représentaient personne. Il est soit considéré comme un des hommes qui doit composer le nouvel Etat, soit, de plus en plus comme un type qui doit dégager. Non qu’il soit animé de mauvaises intentions, mais à cause de sa maladresse et de sa faiblesse. Son premier ministre prend maintenant toutes les décisions importantes faisant d’Abdoujaleel un président pour fleurir les chrysanthèmes comme dans la troisième république.

Le numéro deux de la nouvelle Libye, Mahrmoud Djebreel, véritable politicien, est un homme beaucoup plus sulfureux. En tant que fonctionnaire il dirigeait, avant la chute du régime, un groupe de travail chargé de simplifier les institutions libyennes comme Kadhafi le promettait à son peuple depuis longtemps. Ce travail le met en porte à faux avec Kadhafi, il présente trois fois sa démission en 2010 et part de Tripoli vers l’étranger entre décembre et janvier. Après cela, il passe le plus clair de son temps au Quatar, voyageant vers de nombreuses villes occidentales comme Londres. Les révolutionnaires, en particulier ceux de Misrata, ne l’aiment vraiment pas. Les raisons données sont souvent différentes, une des principales est qu’il a laissé tomber les personnes hospitalisées en Tunisie et qui n’ont pas suffisamment d’argent pour être bien soignées. Les prix de la santé et des hôtels y sont souvent plus que double avec l’afflux des réfugiés libyens. Une autre de ces raisons est qu’il a dit, comme tous les grands médias occidentaux, que l’armée de la nouvelle Libye attaquait Syrte alors que c’était les rebelles de Misrata et eux seuls qui menaient cette attaque. Il n’y a qu’un groupe de types de Benghasi qui se reconnaît comme étant une « armée » de la nouvelle Libye. Une chose semble cependant plus fondamentale dans cette répulsion pour Djebreel, c’est l’importance que cet habile politicien est réputé pour donner à sa famille. On dit qu’il n’a jamais rien fait pour les libyens qui ne sont pas de ses proches, que ce soit sous Kadhafi ou depuis la création du CNT. Il n’est pas rare d’entendre parler de lui comme Mahrmoud Wolfalli sans que cela soit péjoratif. Il est effectivement lié aux Wolfallas, tribu de Bani-Walid. Cette tribu est une grande tribu structurée et qui a son histoire. Au temps de la lutte contre les italiens, Ramadan Swarhli, le héros de Misrata, se serait déplacé à Bani-Walid pour régler en personne un problème risquant de diviser les deux villes face à l’occupant. Les Wolfallas auraient alors tués Ramadan Swarhli.

Il est difficile de démêler ce qui tient de la rumeur et de la réalité mais on raconte que les douze ambassadeurs déjà nommés sont tous de la famille de Djebreel. Les américains lui ont déjà demandé officiellement de limiter le nombre de ministres, craignant une opportunité de clientèlisme nuisible à la crédibilité du nouvel Etat. Outre le fait que ce soit un véritable homme d’appareil, il existe de très bonnes raisons chez les tewar de s’offusquer d’un chef pareil. On peut dire qu’Abdujaleel aurait pu se rendre accessible quand il était dans la ville libérée de Benghasi ou bien qu’il aurait pu rester avec le peuple quand la ville a été encerclée, mais à ce titre, l’attitude de Djebreel est bien pire. Il a attendu au Quatar de voir qui gagnait pour retrouver son poste. Il existe un mot nouveau ici « Moutassalakin », littéralement, les grimpeurs, ceux qui se perchent. Ce mot sert à désigner les personnes qui sont parties dès le début par peur de la guerre et qui reviennent maintenant et revendiquent des postes importants. L’illustration parfaite en est Djibreel.

La dernière de ces personnalités politiques dont on parle beaucoup maintenant dans la rue ou dans les Katibas est Abd el Ahkim Belhadj. Il a mené la guerre contre l’occupation américaine en Irak et a été torturé pour cela, confié ensuite par les autorités occidentales à Kadhafi pour être placé dans une de ses prisons politiques, il est relâché au début de la révolution afin de libérer des places pour le grand nombre de types arrêtés. Il disparaît de la scène publique pour réapparaître après la bataille de Tripoli, se présentant sur Al Jazeera comme le gouverneur militaire de la ville sous mandat du CNT. Il a, dans un premier temps, tenté d’écarter de Tripoli les groupes armés autres que le sien (les Tewar Tripoli) et de les désarmer, soutenu dans cette initiative par Mahrmoud Djebreel. Il était en réalité le premier soutien armé du CNT et de fait, de son nouveau chef. Mais les tewar de Misrata et de Zintan ne semblent pas prêts à se laisser déposséder si facilement de la révolution et Belhadj n’as certainement pas la puissance militaire de les affronter. De plus, personne ne le connaît, il n’a jamais combattu contre Kadhafi. Pour un homme politique, c’est dommage, mais pour un chef militaire c’est franchement gênant. Belhadj a echoué et Abdoujaleel est prêt à le laisser tomber à tout moment. L’homme, basé à Mitiga, devient un héros tragique comme Fatar Younes avant lui. Reste une dernière question que tout le monde se pose : où a-t-il passé ses derniers mois? Au Quatar? On dit même que le Quatar lui a donné des armes pour renforcer son groupe et des chefs militaires d’autres villes semblent prêts à le croire. A Mitiga, pas de traces de ces armes, peut-être sont-elles cachées.

La pauvre petite caserne qu’est devenue Mitiga doit maintenant jouer des coudes contre les rebelles de Zintan et surtout ceux de Misrata maintenant installés en plein centre-ville. Les locaux des Tewar Tripoli en ville se sont maintenant déplacés vers une ancienne place de la police secrète de Kadhafi où elle fabriquait notamment des bombinettes dans des boîtes à chaussures. La stratégie nouvelle semble être la division, en commençant par attaquer le plus faible. Le prestige des martyrs et du combat ainsi que la qualité de l’organisation et l’éthique profondément rigoriste des gens de Misrata les mettent hors de portée. Les Tewar Tripoli peuvent ainsi dire quand on leur demande leur mission dans la ville qu’il s’agit de « chasser » les gens de Zintan. Il se trouve bien un officier pour rattraper le coup « en fait, il n’y a que certains groupes qui posent problèmes, et le conseil de Zintan nous a donné carte blanche« , ce qui ne rattrape pas grand-chose.

 La reconstruction de l’Etat en Libye demande cependant une force militaire qui puisse l’incarner. Cette force peut se trouver chez les Tewar Tripoli, elle peut également se trouver chez les types qui, à Benghasi, ont commencé à se former en armée. Il est difficile d’évaluer la réalité de cettte force aujourd’hui. L’armée venue sur Syrte était-elle composée, même en partie, de cette troupe entraînée en casernes ? Ce qui est sûr c’est que le jour de l’attaque du 24 septembre sur Syrte, qui devait réaliser la jonction entre l’est et l’ouest, après de longs combats à l’arme lourde qui ont fini par échouer, on a vu à la télé le jour même, des centaines de jeunes à l’air très sérieux, faire une sorte de marche militaire avec tout le ridicule d’usage accentué par leur orgueil naturel, et ceci en la mémoire de cette crapule de Fatar Younes. A Tripoli, même cirque, le 4 octobre, les Tewar Tripoli et les Tewar 17 février (un groupe inféodé à eux) font une parade en bagnole dans la ville en l’honneur de … rien du tout. Klaxon et conduite à 100 à l’heure, mais pas de tirs de kalachnikov. Ils se sont eux-même interdits ces effusions guerrières pour se faire mieux accepter d’une population majoritairement hostile à la révolution. Enfin… c’est le moment de revoir quelques bouffons pédants croisés quelques mois plus tôt à Benghasi.

La conduite de ces deux forces qui ont accepté la tutelle du CNT montre bien leur volonté de ressembler plus à des armées civiles, des « polices » qu’à des forces proprement militaire, ce que confirme leur engagement souvent très discutable dans les batailles. La politique des Tewar Tripoli à l’égard des gens de Zenten laisse craindre la possibilité d’une guerre entre ces deux forces. Les types de Zenten se défendent de deux manières. La première consiste à choper eux-même les types de chez eux qui abusent. Il y a deux jours, un homme racontait : «  un type a dit « je suis de Zintan, nous sommes bien meilleur que les gens d’ici », il était saoul, nous l’avons attrapé et l’avons enfermé, si tu veux voir il y est encore. Tu vois, quand tu prononces le nom de Zintan bourré, tu doit te laver la bouche ». La seconde manière consiste à s’organiser avec les types de Misrata qui sont à présent basés au centre-ville. C’est une union des combattants de tout l’ouest dont les Tewar Tripoli semblent cependant absents. Ces types se rassemblent quotidiennement entre chefs et une fois tous les dix jours entre tous les combattants. Mais impossible de voir si les gars viennent vraiment en masse. Il est possible aussi qu’il y ait au sein de l’ensemble de l’ouest, deux unités distinctes Misrata et Zintan.

Il existe enfin un phénomène intéressant qui est l’existence de transfuges entre les groupes. Des types de la Cirénaïque qui viennent avec les Tewar Tripoli, il y en a beaucoup et c’est assez logique. Mais il y a aussi des types de Tripoli qui vont avec les types de Misrata pour être dans le coup ou l’action. Des types de Tripoli avec Zintan, des types de Benghasi avec des gars de Misrata. Est-ce là, la conséquence d’une pensée patriote libyenne, ou l’émergence de frontières éthiques entre ces groupes ? On le saura bien assez tôt.

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Un commentaire pour Une télé, des politiciens, un État (Jeux de trône 2.0)

  1. fer dit :

    Excellente analyse comme toujours ici. On espère une diffusion plus vaste dans la presse francophone !

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