« La dernière cartouche pour la conquête
de la Libye a été tirée à Zintan »
Graziani, général italien
Si la révolution qui a eu lieu dans l’est de la Libye a bénéficié d’un large relais, on a peu parlé de celle de l’ouest, à tel point que la guerre du Djebel Nefussa reste mal connue. Etonnant quand ont sait que les tewars de Zintan ont une présence aussi importante que celle des tewars de Misrata à Tripoli, et que ce sont eux qui ont libéré la plupart des villes à l’ouest de la capitale.
Ce n’est pas comme si Zintan en était à sa première guerre. Entre 1911 et 1930 la ville résiste aux assauts répétés des colons italiens. Les zintaniens réussissent à maintenir les troupes italiennes pendant plus d’une dizaine d’années à l’extérieur du royaume de Zintan. Ils commencent à se battre contre les italiens avec de vieux fusils à poudre donnés par certains soldats de l’empire ottoman qui soutiennent l’insurrection. A l’aide de sabres et de ces fusils, ils tendent leurs premières embuscades, volent des armes aux militaires qui arpentent la région. Ils les entreposent dans la montagne, bloquent des routes et détournent des convois de marchandises. Leurs attaques sont toujours très efficaces grâce à leur connaissance précise de la montagne. Pendant ces années-là s’organise la lutte autour de Zintan. La guerre dépassera largement les frontières libyennes quand tunisiens et algériens viendront combattre l’occupant aux côtés des zintaniens.
A l’époque, les européens tentent d’isoler ce vaste mouvement de lutte pour l’indépendance en désignant les « moudjahiddin » sous le nom de « fellaghas », littéralement bandits, « briseurs de têtes ». L’invention de concept comme celui de barbares, plus largement la création d’un ennemi à l’intérieur d’un état, sont des opérations de pouvoir dont a aussi usé Kadhafi avec les zintaniens en créant l’ennemi islamiste, « le khouene », en designant ainsi les habitants du djebel. Un autre exemple des plus frappants est la recodification des liens entre les berbères et les arabes au Djebel. La colonisation kadhafienne de la tribu prend essence dans un certain rapport au territoire. On redessine les règles de la tribu et de ce qu’elle suppose. Du roi Driss dans « le Kingdom of Libya » à la « république arabe » de Kadhafi, un léger déplacement stratégique s’est opéré. Pour une division du territoire plus utile, pour de la tribu plus maniable, manipulable. Décider de donner du travail à une tribu plus qu’à une autre est une façon de les monter les unes contre les autres, de créer les raisons matérielles du conflit. Interdire aux amazigh de parler leur langue est aussi une manière de réorganiser leur monde en les obligeant à parler la langue de l’ « ennemi ». Ce n’est pas tant que l’on détruit la tribu mais qu’on lui ôte toute indépendance, toute positivité. La tribu n’est plus un rapport au monde, elle devient un instrument de la politique de Kadhafi. La guerre dans le Djebel a permis le dépassement d’une certaine rivalité tribale, le réinvestissement de la tribu.
On se souvient que la prise de la frontière de Dehiba a été coordonnée par les tewars de Nalut, ville amazigh et de Zintan, ville arabe. La révolution dans le Djebel restitue de la communauté là où il y en a besoin.

15 février 2011 : Des émissaires de Kadhafi arrivent à Zintan et réclament mille hommes pour participer à l’effort de guerre contre Benghazi. Les zintaniens refusent: « Nous ne combattrons pas Benghazi car ce sont nos frères. Faites ce que vous voulez, nous nous battrons ! » Le soir même, l’eau et l’électricité sont coupées.
16 février : Manifestation en protestation aux coupures pendant laquelle est également exigée la chute du régime (premier endroit où la protestation s’y attaque directement). Dans la rue principale, le commissariat, le « bureau de la révolution, l’enjen toria» et une caserne de la police sont brûlés.

Anciens bureaux del’enjen toria sur le freedom square.
Les policiers venant d’autres villes prennent la fuite, ceux de Zintan se mettent en retrait, décidant de ne pas s’opposer à ce début d’insurrection.
Les habitants de Zintan occupent alors la place pendant trois jours, y dressant des tentes. Des ateliers de fabrication de pancartes et autres y voient le jour : « Kadhafi dégage », « Mort au tyran », « Mort au régime Kadhafi », etc. Les jeunes repeignent dès ce moment les façades des bâtiments brûlés avec des caricatures de « Bou Chafchoufa ». Les habitants de Zintan s’organisent pour ramener eau, nourriture et couvertures sur la place désormais baptisée « freedom square ».

Caricature de Kadhafi.
Nuit du 18 au 19 : Des forces spéciales de Rihanna s’introduisent clandestinement dans la ville. Elles se rendent sur le freedom square et y enlèvent douze personnes considérées par les loyalistes comme les leaders du mouvement. Les habitants seront alertés par des voitures qui quittent la ville en trombe. Elles seront relâchées deux semaines plus tard, sur elles des traces de torture.
19 février : Six véhicules de kadhafistes arrivent aux portes de Zintan. Les habitants sortent avec les moyens du bord : couteaux, vieux fusils de l’époque de la colonisation italienne et cocktails Molotov seront leurs armes. Trois véhicules fuient ; deux, ne pénètrent pas dans la ville ; le dernier est brûlé par les tewars. Ils ne font pas de prisonniers.
Les zintaniens sont déterminés à s’organiser pour tenir la ville. Il faut des armes.
21 et 22 février : Pillage de la base de Gueyrieth située à trois cent kilomètres de Zintan. Trois zitaniens y travaillent comme gardiens, passent des coups de fil à leurs collègues : « on arrive, on vient récupérer des armes. On sait que vous aussi vous n’en voulez plus de Kadhafi, alors aidez-nous ! ». La réappropriation durera une journée entière, le temps de parcourir les trois kilomètres carrés du complexe. Les forces kadhafistes reçoivent l’ordre de bombarder mais les pilotes se contentent de survoler la zone et de lâcher les bombes à coté. Il y aura trois morts, les nombreux véhicules utilisés pour ramener le matériel repartiront pleins d’armes légères et de munitions.
Du 19 au 23 février : Les forces kadhafistes se positionnent dans la région. Elles arrivent de Tripoli, passent par Rihana où se basent certaines katibas puis descendent sur Jguega, à 80 km au Sud de Zintan, où elles installent leur QG. Elles se positionnent ensuite à 30 kms au sud de Zintan. Le 23 février une colonne de 3000 à 5000 hommes fait route sur Kashaf, un parc à 3 ou 4 km à l’est de Zintan. Au cours du trajet, le long d’une route en contrebas de collines longeant le village, la colonne lourdement armée (20 tanks, batteries anti-aériennes) est attaquée par les tewars.
Route sur laquelle l’attaque contre les kadhafistes a été menée.

Position des tewars au-dessus de la route.
Les forces kadhafistes sont divisées en deux, une partie doit se replier sur Jguegua tandis que les autres soldats se hâtent vers Kashaf où ils prennent position.

Une des entrées du parc de Kashaf.
Pendant cet assaut, les zinteniens s’emparent de plusieurs armes et surtout deux batteries de missiles anti-aériens. Il y a 600 morts kadhafistes ce jour-là.
Dès le lendemain, le 24 février, les tewars prennent les devants en attaquant Kashaf avec les missiles anti-aériens, causant de gros dégâts chez les kadhafistes. C’est la première bataille de Kashaf.
Il semble que les anciens militaires kadhafistes, qu’ils soient retraités ou déserteurs, ont eu un rôle très important à Zintan et sont très respectés des tewars. Comme ce cadre de l’armée kadhafiste qui, avant de déserter sa katiba, en sabote toutes les machines pour les rendre inutilisables. C’est lui qui apprendra ensuite aux tewars à se servir des tanks. Mohammed El Medeyni est un ancien militaire dont le nom revient très souvent chez les shebabs : « il était la voix des tewars de Zintan, c’était un ancien militaire et il est mort en mars a Mandek el Renehine à quelques kilomètres de Zintan. Rajel Mia ! Mia ! Tout passait par lui. Après sa mort, on a dû tous devenir des militaires, c’est à partir de ce moment qu’ont été fondées les premières katibas à Zintan ».
Mohammed El Medeyni sur le mur des martyr.
Oussama Jwali, lui, est connu pour avoir été un des premiers militaires a avoir quitté les forces kadhafistes et appelé à la désertion. Aujourd’hui, il siège au « military concil » de Zintan. Il a participé à d’autres grandes batailles comme celle de Zawia.
Dès lors, pour tous les zintaniens, il est évident que Kadhafi veut leur peau. Ils se barricadent en installant des barrages de sable sur toutes les routes qui sortent de la ville. A ce moment-là, Nalut ne s’est pas encore soulevée, la ville est donc isolée et n’est plus ravitaillée. Pour s’approvisionner en nourriture et en essence, les tewars tendent des embuscades sur la route entre Nalut et Tripoli, interceptant les camions. Parfois ils détournent les véhicules, les faisant passer par les petites routes de montagnes jusqu’à Zintan, pour payer la cargaison avant de renvoyer le camion, vide. « A cette époque, nous n’avons manqué de rien, jamais nous n’avons aussi bien mangé ici ». Ils attaquent régulièrement les checks-points kadhafistes, harcèlent leurs positions, récupèrent leurs munitions. « Comme les fellaghas » nous dira un ami.
Fin février, début mars : Nalut se soulève. La petite route sur la crête du Djebel entre Nalut et Zintan est réouverte : Zintan ne craint plus les attaques sur son flan ouest. Elle est par contre très vulnérable au sud et à l’est. C’est là que les tewars se positionnent pour surveiller les alentours. Maîtriser le terrain procure un avantage non négligeable aux tewars qui connaissent parfaitement la zone pour l’avoir parcourue des années durant avec les troupeaux : la montagne est leur.

Bataille Kashav et bataille 19mars.
mars : Seconde bataille de Kashaf. Les troupes kadhafistes arrivent en force aux portes de la ville. Une délégation de quatre zintaniens va à leur rencontre après avoir vu un drapeau blanc flotté au dessus des tanks loyalistes. Le capitaine tente de négocier : « enlevez votre drapeau, mettez-le drapeau kadhafiste, laissez-nous entrer dans la ville, nous allons y faire la fête pour montrer que la ville soutien Kadhafi. »
Les zintaniens refusent et obtiennent un délai de deux heures. Ils attaquent avant, prenant les loyalistes par surprise. La bataille durera quatre jours, se jouera beaucoup à l’usure. « Nous nous relayons pour tirer même la nuit, empêchant les militaires de dormir. Comme leurs positions étaient dans un parc, au milieu d’arbres, on s’est approché la troisième nuit par le sud, pendant que les autres bombardaient au nord. Et là, on a balancé des cocktails molotovs. Les eucalyptus, je t’assure ça a pris très vite, c’était l’enfer ». Les tanks et les antiaériens mis à l’abri des arbres sont réduits à néant, les loyalistes prennent la fuite.

Pendant la bataille de nombreuses familles se cachent dans les damus, les maisons troglodytes de la région. Un jeune ami y a passé le temps de la bataille : « Tu vois, nous, c’est 6 enfants mais, mes cousins sont plus de 20, alors, tu vois, on étais tous là, dans la grotte avec le bruit des combats autour. Des fois, on sortait nos têtes pour essayer de voir les kadhafistes, mais les vieilles, elles, avaient peur, alors, on restait au fond. Pour calmer les petits, les vieilles racontaient comment leurs parents venaient cacher ici les armes qu’ils avaient prises aux italiens. Tout d’un coup, c’était beaucoup plus drôle d’être là ».

Entrée et Intérieur du damus.
Après cette bataille, les tewars coupent le pipeline de pétrole qui alimente la raffinerie de Zaouiha et qui passe tout à côté de Zintan. Tripoli en souffrira quelques semaines plus tard et fera venir son essence de Ben Guerdane, en Tunisie. « On ne voulait pas faire sauter le pipeline parce que ce pétrole, il est à nous, et on comptait bien le récupérer après avoir gagné. Par contre, couper la vanne, c’est facile, ils croyaient l’avoir planquée dans la montagne mais la montagne, elle est à nous, alors bien sûr on savait où elle était. Tu sais, c’est juste un truc à tourner et voilà, tout s’arrête ». Ils tentent également de couper les vannes des gazoducs qui vont vers l’Italie mais n’y parviennent pas.
Une tranchée de cinquante kilomètres de long est creusée tout autour de Zintan à l’aide de pelleteuses. Par endroit elle fait trois mètres de haut. « En fait, nous n’étions pas si nombreux. Des fois, tu fais quelques chose et quand tu réalises l’ampleur, tu n’y crois même pas. Nous nous sommes organisés spontanément, on avait un bulldozer. Et tu vois ce qu’on a fait ?

Tranchée creusée en bord de route à 10 km de Zintan.
Grâce à elles il est possible de se déplacer sans se faire tirer dessus, et les chars ne peuvent pas passer.Les tranchées sont creusées en contrebas des collines, préservant l’avantage des tewars. Ils voient à des kilomètres à la ronde et positionnent au mieux les tanks et batteries antiaériennes récupérés au cours des dernières batailles. A ce moment, le téléphone est coupé et les tewars n’ont pas encore de torayas (téléphones satellites). Des sentinelles sont postées dans la montagne tous les trois kilomètres, des centaines de kilomètres carrés sont ainsi surveillés. Aussi, pour rassembler le plus rapidement possible les tewars en cas d’attaque, les imams donnent leur accord et acceptent d’appeler au combat depuis les mosquées. Là encore, réminiscence de la période de la guerre coloniale…
La réplique loyaliste est radicale : ils tuent tous les troupeaux des zintaniens. Des cadavres de bêtes (moutons, chèvres, dromadaires) gisent partout dans la région à tel point que pendant quelques jours le vent charrie une odeur insupportable. Les kadhafistes bombardent les points d’eau, coupent les lignes téléphoniques et internet, sectionnent les câbles électriques, brisent des routes.
Point de réserve d’eau bombardé.

Réserve d’eau bombardée.
Ils bombardent à trois reprises la ville de bombes sonores, des enfants resteront sourds. Tout est fait pour isoler la ville et l’affaiblir matériellement. « Casser les routes, c’était pour empêcher les familles de s’enfuir. Nous, on fait la guerre mais les femmes, les enfants, ils doivent partir quand ils veulent. Ils voulaient rentrer et en finir avec le peuple de Zintan ».
Du 19 au 22 mars : La ville est encerclée. Les loyalistes tentent une incursion dans Zintan en trois points en même temps : le nord, l’est et le sud. Ils sont rapidement repoussés sur le front nord car le flan de montagne est trop escarpé pour être gravit rapidement. Les tewars avaient disposé en certains endroits des tanks et des voitures chargées de 14,5 (minta, cf. lexique) à des endroits qu’on n’a pas voulu nous montrer, mais « qui permettent de voir sans être vu, de tirer sans se faire tirer dessus ». Un ami nous explique qu’en certains endroits la configuration du canyon rend un écho très particulier, rendant difficilement détectable la provenance d’un tir. Les loyalistes y subissent de lourdes pertes.
Vue d’une des routes sur laquelle les kadhafistes ont tenté une incurion, flan nord.
A l’est, les loyalistes attaquent avec les habitants des villes voisines de Zintan, toutes pro-kadhafistes (Jadu, Qalah, Gwalih). Les positions des tewars sont bombardées avec une efficacité redoutable, ce qui laisse à penser que des kadhafistes les ont infiltré. Les tanks et antiaériens présents sur cette zone sont réduits à néant. Ils doivent donc se battre à l’arme légère. Ils subissent de lourdes pertes mais réussissent à maintenir l’ennemi à l’arrière des tranchées creusées auparavant. Dès qu’un tank s’approche trop, les tewars leur lancent des molotovs. Les carcasses, le long des buttes, datent de cette bataille.

Route menant au parc de Kashaf, flan est.
Les loyalistes sont repoussés lorsque les armes lourdes présentes sur le front nord viennent en renfort sur le front est, deux jours après d’âpres combats. Sur le front sud, les tewars empêchent les kadhafistes de trop s’approcher, aidés là aussi par la tranchée. Mais ils ne peuvent les empêcher de se positionner les long de la route entre Nalut et Zintan. Mohammed El Meydeni meurt pendant cette bataille. Dès lors, l’axe n’est plus aussi sûr qu’avant. C’est l’exode. Les tewars évacuent leurs familles vers le poste frontière de Dehiba, en Tunisie et Zintan se vide de sa population mais reste toujours vierge, « azra ».
Le poste frontière de Dehiba sera la zone la plus instable du Djebel, passant régulièrement des mains des tewars aux mains des kadhafistes pendant plusieurs mois. Elle présente un lieu stratégique majeur pour les tewars comme pour les kadhafistes. Si les tewars tiennent la frontière, ils gagnent la guerre. Si ce sont les kadhafistes qui s’en emparent, le djebel est asphyxié. Jusqu’à la fin du mois de mars, les tewars du Djebel ont le dessus. De nombreux shebabs d’autres villes dont les soulèvements ont été réprimés (Zaouia, Zuara, Surman) rentrent dans le djebel Nefoussa, « la zone libre » comme on l’appelle à l’époque dans l’ouest. A Zintan, ils apprennent à manier les armes avec les tewars de la région, anciens militaires ou non, qui improvisent des cours. « Chez moi, à Zuara, j’étais inutile, alors que là-bas les gens se battaient. Alors mon père m’a donné de l’argent, et je suis parti, je suis sorti par Ras Jedir pour rerentrer par Dehiba. Là-bas, j’ai appris à me battre, et j’ai trouvé des jeunes de Zuara comme moi. On s’est dit qu’on retournerait libérer notre ville, finir la révolution chez nous ». Certains se battront aux côtés des tewars de Zintan, du moins au début. L’attaque par des kadhafistes de zones dans la montagne où sont cachées des armes laisse à penser aux zintaniens qu’ils sont infiltrés par des kadhafistes. Ils interdisent alors aux shebabs inconnus de participer à certaines opérations. Par le poste frontière passe la nourriture qui alimente tout le djebel (que ce soit les tunisiens qui prennent un risque considérable en venant vendre les récoltes tunisiennes au même prix qu’en Tunisie où l’aide alimentaire qatari qui, après avoir transité par l’aéroport de Djerba, est acheminée par des voitures d’associations, notamment l’association Ekhlass de Zintan), l’essence, du matériel militaire (lunettes infrarouges, téléphones satellites, uniformes, chaussures que certains militaires acceptent de donner aux tewars). Entre fin mars et mi-avril, la frontière retombe aux mains des kadhafistes, puis est reprise par les tewars de Nalut et de Zintan le 21 avril. Ce jour-là, une centaine de soldats kadhafistes, dont treize officiers, passent des armes, du côté tunisien. Quand, à partir des 28 et 29 avril, les combats autour du poste frontière se font plus intenses, interdisant tout transit, une partie de la marchandise est acheminée par les « chemins de lapins », les chemins de contrebande. Il faut cependant dealer avec l’armée tunisienne : soit donner le backchiche de rigueur. La petite mafia qui s’organise avec les militaires autour du trafic fait parfois tripler le prix de l’essence, empêchant certains tewars ou tunisiens partisans de faire passer le précieux liquide à un prix plus correct, voir gratuitement. Le prix de l’essence flambe et ce n’est que grâce aux dons plus que conséquents de la riche diaspora libyenne que les tewars ne tombent pas en panne sèche. Il y a très peu de nourriture à passer. Une piste d’atterrissage est alors improvisée dans la montagne : entre Al Haraban et Al Ruhaybat au lieu dit « El Haybet », la route s’élargit suffisamment pour permettre à des avions cargots de s’y poser. A partir de ce moment-là et jusqu’à la fin, l’aide alimentaire qatari et française est acheminée par ce moyen. Les tewars de Nalut sécurisent la zone pendant que les frappes de l’OTAN dissuadent toute attaque kadhafiste. C’est également par là que les tewars, gravement blessés et ne pouvant être soignés dans les deux hôpitaux du Djebel, sont évacués vers Benghazi.
Entre le 19 mars et début avril, les zintaniens, qui jusqu’alors s’organisaient en groupes informels, commencent à s’organiser en katibas. « Au tout début, on partait au combat avec les gens de la famille, de la tribu. Moi, je suis des Ouled Khalifa, comme mon cousin, alors on allait se battre ensemble ». En fonction des missions et des connaissances des uns et des autres, les groupes étaient plus ou moins mouvants. Plus tard, quand il faut penser à sortir de la ville et à s’organiser plus conséquemment, les militaires retraités ou déserteurs présents à Zintan prennent en charge la réorganisation militaire de la ville. Ce poids dans l’organisation est permis par les derniers combats, pendant lesquels les anciens militaires font état de leurs grandes connaissances militaires. « Jweli, il organisait tout très bien, il savait comment se servir des armes, comment se cacher, où c’était mieux d’attaquer. Et il était toujours devant avec nous. On s’en fichait de savoir si c’était un ancien militaire ou pas. Il était fort pour ces choses là, c’est tout. » Les katibas sont organisées de façon très formelles, selon le modèle des kataïebs kadhafistes : chaque katiba est divisée en quatre sarayas, chaque sarayas compte deux à trois cent hommes. Les chefs de katibas sont désignés en fonction de leur âge, de leur connaissance des combats. Généralement, ce sont d’anciens militaires ou hommes ayant démontré leur bravoure lors des précédents combats. Il y a dix katibas à Zintan, ville de quarante mille habitants.
Donc entre la fin mars et le mois d’avril, sur la route entre Zintan et Nalut, les forces kadhafistes se placent par endroits le long de la route. La route est sur le plateau en haut de la montagne, dégagée. A chaque voyage vers Nalut (pour se coordonner avec les tewars de l’est du Djebel, pour acheminer armes ou matériel), ils se déplacent en gros convois. Prendre la route, à chaque fois, c’est prendre le risque de se faire attaquer, c’est aller au front. La zone est vaste, difficilement maîtrisable. L’OTAN ne commencera ses frappes que vers le 20 avril dans le Djebel, date à laquelle les positions kadhafistes sont pilonnées.

Buttes en pierre dressées par les kadhafistes depuis lesquelles ils tiraient sur le Djebel.
Pour communiquer et se coordonner avec les shebabs de Nalut, les zintaniens utilisent des thorayas (téléphones satellites). Le matériel militaire qu’ils se procurent vient exclusivement de la Tunisie. Des complicités avec les militaires tunisiens leur permettent de récupérer des thorayas, des lunettes infrarouges, des uniformes, des chaussures. Cependant, cette aide est loin d’être le fait de tout le corps armé tunisien. Il n’était pas rare en effet de se voir confisquer du matériel tout juste récupéré par un militaire du poste frontière trop zélé et qui n’en avait que faire de la guerre en cours de l’autre côté.
Les tewars de Zintan réalisent vite que dégager les kadhafistes de la zone sans leur couper les moyens d’y accéder est inutile : ils reviennent plus nombreux, mieux équipés. La zone située au nord du Djebel, une vaste plaine courant de la montagne à la côte, voit s’installer un gigantesque campement loyaliste.

Vues de la plaine sur laquelle les kadhafistes ont établi leur campement, au nord du Djebel.
Des centaines de tanks et des batteries anti-aériennes envoient régulièrement des bombes sur les flans nord de la montagne. La stratégie semble être d’asphyxier le Djebel, en en contrôlant les accès : le poste frontière de Dehiba, autour duquel se disputera une âpre bataille pendant plusieurs mois et la route nationale qui la longe au nord, la zone d’El Araya. Les kadhafistes y sont installés en quatre points : Goush, Shakshuk, sur la bifurcation menant vers Jadu, celle menant à Qalah et Bir-Ayyad.
Check point de Bir-Ayyad.
Pour s’assurer une certaine tranquillité et empêcher les kadhafistes de réenvahir la montagne, pour isoler aussi les loyalistes qui y sont installés par endroit et les couper de leur base de commandement, les tewars envisagent de libérer la route nationale. Ca signifie sortir de la montagne et se mettre à découvert, dans la plaine. L’entreprise n’est pas des moindre.
Le 20 avril, l’OTAN frappe pour la première les positions kadhafistes et les campements de la plaine installés dans la région. C’est le moment que choisissent les zinteniens pour attaquer la première position sur la route nationale, Shakshuk, qui est prise en une nuit. Puis les tewars libèrent Goush et enfin Bir-Ayyad, à l’est, le 19 mai.

Bataille Bir-Ayyad.


Check point de Shakshuk sur la route nationale – une des entrée nord de Zintan.
La prise de cet axe constitue une victoire énorme pour les tewars. Le djebel n’est plus aussi vulnérable et ne peut plus être assiégé comme il l’a été jusqu’à présent. Les tewars contrôlent désormais la zone.
Entre le 19 mai et le 15 juin, les zintaniens libèrent les dernières villes restées aux mains de loyalistes, autour de Zintan. Ils lancent une première offensive sur Qalah, qu’ils libèrent sans difficulté, puis Yefren. Toutes deux en territoire très montagneux, les kadhafistes n’ont pas pu y placer d’armement lourd. Par contre, les villes de Rihanna et Jadu présentent une réelle difficulté pour les shebabs car elles sont les bases arrières des kadhafistes. Lourdement armés, les habitants de ces villes, au côté des forces loyalistes, se battent avec l’énergie du désespoir. Certains capturés avoueront s’être battus en échange d’une rétribution, d’autres sont convaincus que les zintaniens sont membres d’Al Qaeda : « Il y avait des hommes, ils criaient qu’il ne fallait pas qu’on les égorge. Ils avaient un plan de Zintan avec une croix sur le bureau de l’association Ekhlass, et tu sais ce qui était écrit à côté ? Al Qaeda ! Les gars, ils croyaient qu’on était des islamistes, c’est pour ça qu’ils se battaient avec les kataïeb de Bou Chafchoufa. Lui, il disait déjà des choses sur nous avant comme ça, mais eux, c’étaient des voisins. Comment ils ont cru des choses comme ça plutôt que nous ? ».
Le 15 juin s’achève la bataille de Zaouit Al Bagoul à Assabya. Les villes « libérées » à cette époque sont aujourd’hui encore désertes. Les tewars les appellent des « zones de guerre » et en interdisent l’accès à toute personne . La plupart des habitants de ces villes ont pris la fuite, soit en Tunisie, soit dans le peu de familles qu’ils avaient à Tripoli.
La stratégie des forces kadhafistes était d’asphyxier le Djebel, notamment en occupant la route nationale qui longe la chaîne de montagnes, se postant aux intersections avec les petites routes qui mènent aux villes à son sommet.
Les tewars ont, dans un premier temps, récupéré cette route. Puis, ils remontent dans la montagne, libérer les villes qui sont devenues des positions kadhafistes, sur un axe est-ouest jusqu’à Assabya. « A Assabya, on avait repris le Djebel ! »
Peu après cette bataille, un groupe de travail est mis en place par l’intermédiaire de l’OTAN. En Tunisie, se retrouvent, « pour la logistique », un chef militaire canadien de l’OTAN, trois chefs de katiba de Zintan (Moktar El Ardar, Oussama Jweli, Cheikh El Bechir), le ministre de la défense libyenne de l’époque Omar Hariri et un représentant du Qatar, rais Arkan. Ils définissent alors une stratégie commune pour la prise de Tripoli. Le Qatar gérera tout le support logistique (alimentation principalement) de cette bataille. L’OTAN désigne les cibles prioritaires et met en place une coordination entre les cibles bombardées et les tewars au sol. L’OTAN fait passer des clichés de la ville de Tripoli pour que les tewars puissent préparer leurs attaques. « L’OTAN s’occupe de défendre et eux d’attaquer. Le contact avec l’OTAN, c’est Fred. On appelle Fred et Fred rappelle l’OTAN ».
Les 6 et 13 juillet : Bataille de Bir-Ghanam pour tenter de marcher sur Tripoli. Il s’agit de récupérer ce poste kadhafiste plus avant sur la route nationale qui part sur la capitale. Les pertes tewars sont lourdes mais le poste est pris « grâce aux bombardements de l’OTAN ».

Hangard contenant des munitions pour les troupes kadhafistes, et bombardé par l’OTAN sur la route entre Bir-Ghanam et Tripoli.
Pendant ce mois, les tewars consolident leurs positions, progressent lentement vers la côte.
Du 13 au 20 août : Attaque simultanée sur Sorman, Birghana et Zaouia, pour éviter que les kataïebs présentent dans ces trois villes ne puissent venir en soutien des autres. Avec les tewars de Zintan sont présents les shebabs qui avaient fuit leurs villes respectives quelques mois auparavant pour s’entraîner dans le djebel. Ils reviennent libérer leurs villes.
20 août : Entrée dans Tripoli. Depuis sept des dix katibas de Zintan occupent la capitale. Comme nous l’a dit un ami, « la guerre n’est pas encore finie, elle s’est juste déplacée à Tripoli ».